Echappe-t-il enfin à l'oubli, l'homme qui combattit pour la liberté aux Etats-Unis, en France et en Amérique du Sud ? Lui qu'on baptisera « le précurseur des indépendances latines », aux mille vies brûlées de passion et à la gloire historique éclipsée par celle de son compatriote vénézuélien, son cadet, complice puis rival, Simon Bolivar.
Cette même semaine, Francisco de Miranda (1750-1816) est deux fois à l'honneur. D'abord dans son pays, sous la forme d'une figurine articulée, fabriquée en Chine, qui le représente avec épée et pistolet à la ceinture. C'est la première pièce d'une collection, dont la deuxième rappellera Bolivar, mise en vente avec la bénédiction du président Hugo Chavez, pourfendeur de l'« Empire » américain. Dans l'esprit de ce dernier, les héros nationaux doivent faire concurrence aux Batman ou Superman venus du Nord.
Ensuite, à l'occasion du lancement conjoint à Paris et à Caracas d'un timbre-poste à son effigie. La France lui rend hommage depuis longtemps : Miranda est le seul Latino-Américain qui ait son nom gravé sous l'Arc de triomphe, en souvenir de sa bravoure à la bataille de Valmy (20 septembre 1792), où il servit sous les ordres de Dumouriez.
Ce fut l'un des temps forts d'un destin tumultueux. Miranda, cavalier émérite et infatigable voyageur, aura conduit son existence à bride abattue, avec un entrain romanesque au service d'une âme foisonnante. A la fois idéaliste et homme d'action, organisateur et aventurier, proscrit et courtisan, impatient et visionnaire, baroudeur et intellectuel. Sa bibliothèque personnelle, qui regroupera jusqu'à 6 000 livres, l'accompagnait partout. Il avait sans doute, dirait-on aujourd'hui, le plus beau carnet d'adresses de son époque. Le journal qu'il a tenu toute sa vie et ses précieuses archives, rassemblées en 73 volumes, appartiennent au programme Mémoire du monde, le Patrimoine documentaire classé par l'Unesco.
Il naît à Caracas, d'une riche mère créole et d'un père drapier canarien et capitaine de Sa Majesté dans une famille de bonne souche, où l'on guerroie pour la Couronne depuis le Moyen Age. Jalousé comme son père par l'aristocratie locale, il s'inventera plus tard un titre de comte. A 21 ans, il part pour l'Espagne, s'engage dans l'armée de Charles III, combat au Maroc et à Alger. A 25 ans, on le tient pour un soldat d'exception, quoique déjà rebelle.
La France et l'Espagne soutiennent contre l'Angleterre les insurgés d'Amérique. Voici Miranda en Floride, où il brille lors de la bataille décisive de Pensacola. Admirateur des vainqueurs de la guerre d'Indépendance, il rencontre George Washington - franc-maçon comme lui -, Alexander Hamilton, Thomas Paine, et commence à nourrir le rêve secret des Etats-Unis d'Amérique du Sud, dont il n'a pas encore les moyens.
A Londres, il abat son jeu et démissionne de l'armée espagnole. Les agents de Madrid le pourchasseront désormais sans relâche. Il cherche des appuis d'un bout à l'autre de l'Europe dans une quête qui ressemble parfois à une fuite. Il rencontre Frédéric de Prusse à Potsdam, l'empereur Joseph II à Vienne, le roi Gustave III à Stockholm, et, surtout, à Kiev et à Moscou, la Grande Catherine qui le protège, lui donne un passeport et un uniforme de colonel russe. Ont-ils été amants ? Les historiens n'ont pas tranché. Partout, Miranda séduit par son charme, son éloquence et sa culture.
Après trois ans à Londres, il offre ses services à la Révolution française. Le récit de ses sept ans (1791-1798) passés en France, dont le quart en prison, mériterait un Alexandre Dumas. Après Valmy et l'exécution de ses amis girondins, il est deux fois incarcéré, deux fois jugé, assure lui-même sa défense et échappe à la guillotine. Rescapé de la Terreur, il noue une amitié avec Bonaparte, qui dira de lui : « C'est un Don Quichotte qui n'est pas fou. Il a du feu sacré dans l'âme. »
De retour à Londres, où il épouse une Anglaise, Miranda élabore ses projets militaires et politiques. Pionnier de l'identité continentale sud-américaine, il imagine une fédération, baptisée Colombia, allant du Mississippi au cap Horn.
Conscient que ni l'Angleterre, ni la France, ni ses vieux amis nord-américains ne l'aideront suffisamment, il passe à l'acte en 1806, affrète un navire qu'il remplit d'armes, recrute 200 hommes à New York, et, après un premier débarquement raté, plante sur le sol de son pays le drapeau bleu, jaune et rouge qu'il a dessiné et dont les couleurs ornent aujourd'hui encore les emblèmes de trois pays : Colombie, Equateur et Venezuela. Dix jours plus tard, les troupes espagnoles l'obligent à rembarquer.
En 1810, Bolivar, jeune émissaire de la junte républicaine au pouvoir à Caracas, se rend à Londres où il convainc Miranda de rentrer au pays. A 61 ans, ce dernier assiste à la proclamation de l'indépendance du Venezuela. Mais la première République ne vivra qu'un an. En juillet 1812, un terrible tremblement de terre est le mauvais présage d'un retour en force des royalistes, qui occupent Caracas. Le généralissime Miranda est contraint de conclure un armistice. Lors d'un épisode dramatique, et mal élucidé, Bolivar fait arrêter son mentor, l'accuse de trahison et le livre à l'ennemi. Miranda croupira dans le donjon d'une prison de Cadix. En 1816, malade du scorbut et frappé par une congestion cérébrale, il aura l'élégance révolutionnaire de mourir le 14 juillet.
Jean-Pierre Langellier